Tin Ngoại Ngữ
Tin Ngoại Ngữ
- Viết bởi P. Yang /Eglises d'Asie
Selon de récentes statistiques chinoises, la Chine comptait à la fin 2013 82,49 millions de personnes considérées comme pauvres (soit 6 % de la population du pays). La pauvreté en Chine est caractérisée par un revenu annuel inférieur à 2 300 yuans (300 euros) – ce qui correspond à peu près à 1 dollar par jour. La Banque mondiale fixe quant à elle le seuil de pauvreté à 1,25 dollar/jour et comptabilise donc un plus grand nombre de pauvres en Chine : 200 millions, selon son rapport annuel.
Quels que soient les chiffres et malgré l’élévation générale du niveau de vie, la pauvreté demeure donc une réalité en Chine populaire. L’Eglise catholique qui est en Chine ne la méconnait pas ; ses actions dans le domaine caritatif et social se développent de plus en plus, en dépit d’une politique gouvernementale qui n’encourage pas l’action des institutions religieuses dans ces domaines. Sur le terrain, les initiatives des fidèles ainsi que des paroisses sont nombreuses, bien que souvent encore peu organisées.
En avril dernier, à l’occasion d’une visite de la délégation du mouvement ATD - Quart Monde dans le monde chinois, une table ronde a été organisée au Tien Educational Center de Taipei, à Taiwan. Différentes personnalités y ont pris part, dont un prêtre du diocèse de Tianjin, en Chine continentale. Etudiant à l’université Fu Jen, ce prêtre, le P. Yang, a donné le témoignage ci-dessous. Sa traduction en français est du P. Louis Gendron, SJ.
La première fois que j’ai entendu parler du Quart-monde, ce fut lors d’une rencontre avec le mari de Shu-hsiu ; tous deux sont volontaires au sein du mouvement ATD - Quart Monde (1). En Chine, le gouvernement nous dit que nous appartenons au Tiers-Monde, nous sommes un pays en voie de développement économique. A dire vrai, nous ne sommes pas riches. Même si on parle de prospérité, il s’agit en fait d’un slogan. Dans ma famille, nous n’étions pas riches.
C’est grâce à Shu-hsiu que j’ai fait connaissance avec le Quart-monde. Pour moi, c’est nouveau ; le concept est nouveau, mais la réalité du Quart-monde, elle, existe depuis toujours. A l’occasion du séjour de trois mois que je suis en train de faire à l’Université Fu Jen [à Taipei], j’ai connu la famille de Shu-hsiu, ce qui m’a amené à connaître le Père Joseph [Wresinski], l’auteur du livre qui vient d’être traduit en chinois.
Dans les années 1990, Mère Teresa de Calcutta avait fait une demande pour participer au travail auprès des pauvres en Chine, mais les responsables du gouvernement chinois ne semblaient pas avoir découvert qu’il y avait de vrais pauvres en Chine. Ils répondirent à Mère Teresa : ‘Nous n’avons pas de pauvres’. Pourtant, jusqu’à ce jour, la Chine n’a jamais manqué de pauvres. Ce soi-disant ‘Il n’y a pas de pauvres en Chine’ indique simplement qu’on ne porte pas attention à la présence de la pauvreté, on ne veut pas regarder en face la réalité de la pauvreté qui est en Chine.
Il suffit d’une seule personne démunie et dont la dignité soit bafouée : si la société fait semblant de l’ignorer, cette société est certainement déformée et malade. En réalité, il y a en Chine beaucoup de personnes pauvres, démunies, qui voient leur dignité bafouée : certains sont assis aux bords des routes et des rues et essaient de vendre quelque chose, d’autres se voient spolier de leur propriété, des paysans se tuent à sauver leur coin de terre. Si on ne regarde pas simplement la pauvreté matérielle, mais aussi la pauvreté spirituelle et sociale, alors c’est une foule innombrable de pauvres que nous trouvons en Chine, se débattant avec peine aux franges de l’existence ; ils sont démunis, ils ne peuvent vivre dignement. Dans les villes de Chine, on peut observer les officiels chargés de la voirie battre et chasser les petits vendeurs de rue, dispersant à coups de pieds leurs produits ; ils matraquent publiquement de jeunes femmes qui protestent, leurs petits enfants sont effrayés, pleurent et crient. Quand ces mamans sont poussées dans les voitures de police, elles se penchent vers leur enfant en disant : ‘Ne pleure pas, maman ne peut pas t’embrasser !’ Les passants sont témoins de tout cela, beaucoup ne restent pas froids. Qui ne voudrait pas changer cet état de choses ? Les Chinois ont bon cœur mais ils sont sans moyens, tous sont pauvres !
Il m’arrive souvent de penser que l’Eglise catholique devrait, tout comme Jésus Christ, se faire médecin et conseillère de cette société malade, enlever les abcès, guérir les maladies, défendre la justice, ouvrir à la bonté. En d’autres termes, l’Eglise a une responsabilité envers les pauvres, afin qu’ils obtiennent la place et les droits qui leur reviennent. Dans la vision du Père Joseph, les pauvres sont le visage de l’Eglise et sont la raison même de l’existence de l’Eglise. L’Eglise doit aider la société à découvrir les pauvres, à les comprendre et à valoriser leur dignité et leur importance. Dans la société chinoise, si l’Eglise ne donne pas d’importance à ce rôle prophétique, son identité d’Eglise continuera à être floue et à manquer de clarté.
J’ai appris de Shu-hsiu que la tâche des volontaires du Quart-monde est de découvrir les pauvres dans leur milieu de vie, de vivre avec eux, de faire face avec eux à la pauvreté afin de s’y opposer et la vaincre. Les volontaires d’ATD - Quart Monde son effectivement un pont entre les pauvres et le monde. Les volontaires aident les pauvres à se tenir debout dans ce monde qui leur appartient. En même temps, les volontaires aident le monde à comprendre le sens et la valeur des pauvres dans la société. Dans le contexte évangélique concret, ce travail des volontaires met vraiment en relief la mission divine de l’Eglise. Sur ce point, l’enseignement du Père Joseph et le mouvement d’ATD - Quart Monde aident l’Eglise à mettre en œuvre sa mission divine. Oui, l’Eglise doit se tenir avec les pauvres, l’Eglise est l’Eglise des pauvres. L’Eglise est leur porte-parole dans le monde. Jésus nous annonce que les pauvres sont bienheureux parce que le royaume des cieux leur appartient. L’Eglise ne doit pas seulement prêcher la Parole sans relâche aux pauvres qui l’entourent, elle doit aussi répéter sans relâche le même message à la société qui ne connaît pas les pauvres.
Comme je l’ai mentionné plus haut, la pauvreté se définit traditionnellement par un manque au niveau matériel ; on a toujours compris la pauvreté matérielle comme un manque, et comme un manque inacceptable. Les gens font tout ce qu’ils peuvent pour quitter la pauvreté, et rechercher la richesse apparaît comme une motivation majeure dans la vie. Il n’y a rien de mal quand on sait bien user des biens matériels. Cependant, il arrive souvent que la richesse bloque l’accès à la vie spirituelle. Les maîtres spirituels nous avertissent : un certain manque au niveau matériel aide à nous ouvrir aux réalités spirituelles.
Ainsi, le mouvement d’ATD - Quart Monde ne s’arrête pas à une simple résolution du manque de ressources matérielles. Quand on a répondu au Christ qui nous dit : ‘Vous m’avez donné à manger, vous m’avez donné à boire, vous m’avez vêtu’, il ne s’agit pas seulement d’avoir satisfait des besoins matériels, mais d’être entré jusque dans le cœur, dans l’âme des pauvres. Il y a plus qu’une satisfaction des besoins corporels et matériels. Sur quoi doit reposer le véritable sens de la sécurité ? Ce que le Père Joseph et le mouvement d’ATD - Quart Monde recherchent, c’est un sens de la sécurité en profondeur : « Il ne s’agit pas d’indiquer tel ou tel changement de détail, plus important que d’autres et qui demanderait un effort plus difficile. Ce qui fait peur, c’est de ne plus saucissonner les hommes en les découpant en problèmes. Le changement demandé est d’assurer pleinement la dignité des pauvres, de prendre leur pensée comme repère de toute action. Cette révolution-là dans la pensée et dans le regard sur l’homme, cette société s’identifiant tout entière à la demande des plus pauvres dérangent tout le monde. »
Quand il fait face à ceux qui doutent ou lui font des reproches, le Père Joseph, tout comme Mère Teresa, sait très bien les raisons réelles de ses efforts : « A chaque tournant de la route, la question : ‘Qu’avez-vous fait de moi ?’, cela détruit toutes les sécurités intellectuelles et matérielles. Il faudrait bâtir sur des sécurités d’une autre nature. »
Le Père Joseph explique : « C’est cela le renversement des priorités dont parle le mouvement. » Car il s’agit ici d’une révision du concept traditionnel des œuvres caritatives. Il s’agit d’une compréhension plus profonde du vrai sens de la pauvreté dans l’histoire, et cela explique pourquoi on perd une sécurité. Le mouvement d’ATD - Quart Monde veut induire une grande révolution en profondeur, qui veut mettre le feu jusqu’aux extrémités de la terre et rencontrer Jésus le Christ.
A ce propos, le Père Joseph a dit : « A tous les temps de l’Eglise et pour elle, ce temps n’est pas vraiment révolu. Elle proclame toujours que les plus pauvres sont la chair de sa chair, sa réalité profonde. Que l’Eglise vive cela sans faiblesse n’est pas évident. Mais j’en suis ni angoissé, ni révolté. L’Eglise est les plus pauvres. Elle l’est par essence. Aussi, tôt ou tard, de façon plus ou moins concrète et durable, plus ou moins furtive ou publique, les plus pauvres sont reconnus par elle et accueillis en premier. (…) L’Eglise est condamnée, si j’ose dire, à travers son histoire, à se rappeler, à reprendre conscience de cette réalité qu’elle est pauvreté, mépris, exclusion ; qu’elle est la mal-aimée, la rejetée du monde. En cela, elle est obligée de rejoindre la population la plus dépréciée, la plus exclue de tous. »(eda/ra)
(1) Thérèse Shwushiow (Shu-hsiu) Yang-Lamontagne et son mari sont volontaires au sein du movement ATD - Quart Monde.
(Source: par le P. Yang, diocèse de Tianjin, Eglises d'Asie, le 13 novembre 2014)
- Viết bởi Eglises d'Asie
Chaque année, au Vietnam, les accidents de la route font de très nombreuses victimes. Les plus dramatiques occupent les colonnes des quotidiens officiels. Cette situation inquiète non seulement les pouvoirs publics, mais aussi les responsables de la société civile parmi lesquels la hiérarchie catholique. Celle-ci vient de prendre une initiative originale en ce domaine. La Conférence épiscopale, par l’intermédiaire de son président, archevêque de Saigon, s’est ainsi engagé officiellement à participer aux efforts du Comité national de la sécurité routière pour la mobilisation et l’éducation de la population en ce domaine.
Un communiqué paru sur le site Internet de la Conférence épiscopale du Vietnam annonce, en effet, la signature d’un accord entre, d’une part, le Comité national pour la sécurité routière, organisme dépendant directement du ministère de la Circulation et des Transports, et, d’autre part, le président de la Conférence épiscopale du Vietnam. Cet accord concerne un programme d’action commune aux deux parties. Il est intitulé « Programme destiné à coordonner et à stimuler la formation et la mobilisation du clergé, des religieux, des croyants catholiques afin qu’ils participent au renforcement de l’ordre et de la sécurité dans le domaine de la circulation routière ».
Ce programme a reçu l’accord et la signature des deux parties le 9 novembre dernier dans les locaux de l’archevêché de Saigon. Les signataires sont le Comité national pour la sécurité routière et l’archevêque de Saigon, Mgr Paul Bui Van Doc, au nom de la Conférence épiscopale dont il est le président. Le programme cosigné se présente sous la forme d’un document long de quatre pages. Une première partie expose les problèmes de sécurité routière et indique comment les dignitaires de l’Eglise catholique peuvent participer à l’éducation et à la mobilisation de la population à cet égard. Le texte précise que le programme sera envoyé par la Conférence épiscopale à tous les diocèses. Chaque diocèse devra se mettre en relation avec le Comité local pour la sécurité routière afin de mettre en œuvre la mobilisation du clergé, des religieux et religieuses et des fidèles catholiques dans la campagne pour le renforcement de la sécurité sur les routes.
Aucun commentaire n’a jusqu’à présent accompagné ce que l’on peut considérer comme un essai de coopération entre les pouvoirs publics et l’Eglise du Vietnam. Cependant, voilà longtemps que le nombre très élevé d’accidents de la route préoccupe un certain nombre d’évêques au Vietnam. Dans une lettre pastorale, publiée le 7 novembre dernier, l’évêque auxiliaire de Xuân Loc, Mgr Joseph Dinh Duc Dao, exposait ainsi le problème de la sécurité routière au Vietnam : « Depuis quelque temps, la sécurité routière est devenue un très grave problème de notre société. D’innombrables accidents de la circulation se produisent et endeuillent de nombreuses familles. (…). La cause essentielle est l’absence d’esprit de responsabilité des divers conducteurs. Si tout le monde connaissait et appliquait le code de la route, respectait les priorités, les accidents diminueraient beaucoup. » La lettre rappelle ensuite que, pour un catholique, le maintien de la sécurité routière n’est pas seulement une affaire de responsabilité, mais aussi de charité à l’égard du prochain et de respect de la vie créée par Dieu. Enfin, la lettre invite les prêtres, les religieux et les responsables de la catéchèse du diocèse à introduire le thème de la sécurité routière au sein de leur action pastorale et catéchétique.
Au début de ce mois de novembre, le Comité national pour la sécurité routière annonçait (1) que, pour les dix premiers mois de l’année 2014, il y avait eu 20 800 accidents de la route provoquant la mort de 7 475 personnes (à titre de comparaison, il y en a eu 3 500 morts sur les routes de France pour l’année 2013) et faisant 19 937 blessés. Selon les commentaires accompagnant ces statistiques, ce chiffre serait en baisse par rapport à ceux qui avaient été relevés l’année dernière pour la période correspondante. (eda/jm)
(1) Rapporté par la chaîne n° 4 de la télévision vietnamienne : http://kenh14.vn/xa-hoi/10-thang-co-7475-nguoi-chet-vi-tai-nan-giao-thong-20141108075156506.chn
(Source: Eglises d'Asie, le 12 novembre 2014)
- Viết bởi Arnaud Dubus / Eglises d'Asie
Contrairement à d’autres pays du bouddhisme Theravada, comme le Sri Lanka ou la Birmanie, les moines bouddhistes de Thaïlande ont rarement joué un rôle politique actif de contestation de l’ordre établi. Cela s’explique en partie par l’emprise de croyances anciennes dans la nécessité d’une séparation stricte entre le
domaine du temporel et celui du spirituel. Mais des facteurs historiques ont aussi joué, notamment l’utilisation habile par la monarchie, puis par les régimes qui ont suivi la « révolution » de 1932, de la communauté monastique comme d’un instrument de légitimation et de construction d’une identité nationale uniforme définie par le pouvoir central. Cela ne veut donc pas dire, loin de là, que le bouddhisme thaïlandais est apolitique. D’une part, en participant docilement aux dessins de l’Etat politique, la sangha, la communauté monastique, s’est inscrite dans un champ nationaliste. D’autre part, certains courants au sein de la communauté des bonzes se sont, à diverses époques, opposés aux politiques du pouvoir central, soit pour protéger les identités locales, soit dans la défense de certains intérêts communautaires. L’implication des moines bouddhistes en politique semble s’être accentuée dans la période la plus récente, à mesure que le paysage politique thaïlandais s’est polarisé dans le cadre d’une difficile transition entre un modèle de société qui ne fonctionne plus et un avenir politique incertain.
Le cadre cosmologique
Les liens entre la religion bouddhique et le monde politique sont conditionnés par des idées anciennes, enracinées dans la loi du karma, laquelle considère que la situation d’un homme dans la vie présente s’explique par les actions, bonnes ou mauvaises, qu’il a commises lors de ses vies antérieures. En un mot, on est ce que l’on mérite d’être. Un estropié porte les marques des méfaits d’une existence précédente. Une personne du petit peuple doit son piètre statut social aux actes impropres de ses vies passées. Un riche récolte les dividendes de la générosité qu’il a montrée antérieurement. Et un roi est un homme qui doit sa position suprême au très grand nombre de mérites accumulés lors de ses nombreuses existences précédentes.
Cette loi de rétribution des actes favorise une approche conservatrice. Elle décourage la rébellion contre les possédants, car si ceux-ci tiennent le haut du pavé, c’est dans l’ordre des choses. Elle inhibe aussi toute volonté de transformer l’ordre social, lequel répond à une justice supérieure. Dans ce contexte, le mieux n’est-il pas de mener sa vie actuelle de telle manière à accéder, dans une future existence, à ces richesses et ses honneurs ?
La personne du roi, modelée sur la figure de l’empereur Asoka, le roi qui propagea le bouddhisme à travers le sous-continent indien entre 269 et 232 avant Jésus-Christ, possède à la fois le mérite (bun) et le charisme (barami). Il a pour charge de garantir l’ordre du monde et de promouvoir l’enseignement du Bouddha (dharma). En tant que dharmaraj, « roi dharmique », il possède les dix vertus royales: générosité, moralité, esprit de sacrifice, intégrité, gentillesse, contrôle de soi, calme, non-violence, tolérance, fermeté (2). Et pour effectuer sa mission de promotion du dharma, il se doit aussi de maintenir la sangha, la communauté des bonzes, en veillant notamment à ce que la règle de discipline (vinaya) soit respectée. D’où son pouvoir de s’ingérer dans les questions internes à la communauté des moines.
Mais si les anciens traités siamois, comme celui des Trois Mondes, soulignent que le roi règne du fait des mérites qu’il a accumulés, il sous-entend aussi implicitement qu’un monarque qui aurait épuisé son capital des mérites ne serait plus justifié à occuper le trône.
Ces notions pré-modernes se sont bien sûr fortement diluées au cours des siècles, mais elles continuent à constituer une ligne de fond pour analyser les relations entre sphère politique et sphère bouddhique à l’époque actuelle. Par exemple, la dévotion des Thaïlandais vis-à-vis du monarque régnant, Bhumibol Adulyadej, lequel a multiplié les actions sociales lors de son long règne (entamé en 1946), s’apparente à celle que des fidèles bouddhiques montreront pour un arahant (un saint) ou un Boddhisatta (un moine ayant atteint la bouddhéité, mais qui choisit de rester « dans le monde » pour sauver les autres hommes). De même, le renversement d’un monarque qui se comporterait de manière excessivement cruelle ou ferait preuve de mégalomanie, comme le roi Taksin (1767-1782), sera considéré comme justifié parce qu’il aura épuisé son capital de mérite.
Le renversement de la monarchie absolue en 1932 et l’introduction des élections directes ont fortement érodé l’influence de ces conceptions anciennes. Mais elles restent prégnantes dans certains milieux royalistes et conservateurs, notamment au sein de la bureaucratie. L’idée que le système électoral revient à retirer le pouvoir à la personne la plus méritante qui soit, le roi, et à placer sur un piédestal les gens du peuple, dont le statut social reflète le manque de moralité lors de leurs vies antérieures persiste. D’où la volonté qui ressurgit régulièrement au gré des crises politiques, parmi des milieux bureaucratiques et royalistes, de vouloir placer à la tête du pays des « leaders vertueux » pour remplacer les « politiciens élus et corrompus », portés au pouvoir par des électeurs ignorants, manipulables et sans mérite (3).
La domestication du bouddhisme par le pouvoir politique
Le bouddhisme royal et l’édit de 1902
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les seigneurs locaux, soumis en théorie au roi, mais libres, dans les faits, de gérer leur fief comme bon leur semblait, finançaient la construction des temples et nommaient les abbés sur leur territoire. Au cours des siècles, chaque région avait développé sa tradition bouddhique propre, sa langue particulière pour les textes écrits (par exemple, le kom, une forme de khmer, pour la plaine centrale; le tham dans le nord-est et le lan-na dans le nord) et ses rituels, souvent empreints de pratiques superstitieuses. Les moines prêchaient en s’appuyant sur des contes populaires et utilisaient largement les jataka, le récit des vies antérieures du Bouddha (4).
Quand vers 1824, le prince Mongkut, l’un des fils du roi Rama II (1809-1824), prit l’habit jaune afin d’éviter d’être impliqué dans une querelle de succession, il se mit sérieusement à l’étude du pali et des textes canoniques et pratiqua de manière assidue la méditation. Il se rendit compte que les moines bouddhistes du Siam connaissaient très peu ces textes et fut pris de doute sur la validité de leur lignée d’ordination (5). Mongkut se fit donc réordonner selon une tradition môn, plus stricte et plus intellectuelle, et créa en 1833 la congrégation Thammayut, laquelle rejeta l’utilisation des jataka et les pratiques d’inspiration brahmanique ou empreinte du culte des esprits. La congrégation ancienne, désormais appelée Mahanikaya (la « grande congrégation »), continua à comprendre l’énorme majorité des bonzes. La congrégation Thammayut n’avait que 150 membres lorsque Mongkut devint roi en 1851. Mais, fondée par le souverain et composée surtout de membres de l’élite, elle avait une influence disproportionnée par rapport à sa taille. Outre une purification de la religion, un peu à la manière du protestantisme, elle allait progressivement opérer une remise en ordre, grâce à l’appui du pouvoir royal qui lui octroya de nombreux privilèges, de l’ensemble de la communauté monastique.
Cette réorganisation fut surtout l’œuvre du Vénérable Wachirayan, demi-frère du roi Chulalongkorn (1868-1910), qui fut d’abord chef de la congrégation Thammayut puis patriarche suprême. La communauté monastique fut progressivement uniformisée, les moines ne pouvant prêcher que dans la langue thaïe du centre et en s’appuyant sur des textes approuvés par l’administration centrale. Des « commissaires ecclésiastiques » furent postés dans les provinces pour surveiller les abbés et les temples. Un système d’examen commun fut mis en place. Même le design architectural des temples devait suivre une norme édictée par Bangkok. Cette uniformisation religieuse reflétait la centralisation administrative que le roi Chulalongkorn et un autre de ses demi-frères, Damrong Rajanuphab, avaient commencé à mettre en place dans l’ensemble du royaume à partir des dernières années du XIXe siècle.
Un acte législatif de 1902 formalisa la nouvelle organisation de la sangha et surtout sa subordination au pouvoir administratif central. La communauté monastique était partagée en quatre divisions: trois divisions territoriales pour la congrégation Mahanikaya et une division disciplinaire pour la congrégation Thammayut. Dans les années suivantes, un système de titulatures commença à être mis en place: le roi décernait des titres prestigieux aux bonzes qu’il souhaitait distinguer, se constituant ainsi une « clientèle » parmi les religieux. Ce système de titres, ou samasanak, créa une véritable aristocratie au sein de la sangha – laquelle n’est pas sans rappeler le haut-clergé de la France de l’ancien régime – et favorisa une sorte de compétition entre abbés pour être placés sur la liste des promus (6).
Les moines au service de l’éducation siamoise
De manière remarquable, cette sangha réformée sous la coupe du pouvoir royal fut utilisée habilement par celui-ci pour unifier les régions ethniquement et culturellement très diverses du royaume. Les bonzes avaient depuis longtemps joué un rôle d’enseignant pour les enfants des villageois en ce qui concerne l’alphabétisation et les notions religieuses de base. Damrong Rajanuphab, qui souhaitait propager, à travers le pays, une forme « moderne » d’éducation où les matières séculières, comme les mathématiques et l’apprentissage de la « culture siamoise », tiendraient la place essentielle, utilisa le réseau des temples à cet effet, notamment parce que le ministère de l’éducation était incapable de mettre en place rapidement un réseau qui couvrait de manière aussi complète l’ensemble du royaume. La congrégation Thammayut joua le rôle clef dans cette entreprise. Il est intéressant de noter que les bonzes, dans leur grande majorité, non seulement acceptèrent qu’une nouvelle forme d’éducation soit substituée à l’éducation traditionnelle qu’ils dispensaient jusque-là, mais encore qu’ils participèrent activement à cette transformation (7). A titre de comparaison, les bonzes de Birmanie refusèrent obstinément de tenir le rôle de propagateurs de l’éducation nouvelle.
La révolte des « hommes méritants »
La transformation politique, administrative, culturelle et religieuse engagée sous le règne du roi Chulalongkorn rencontra toutefois des résistances, souvent d’inspiration bouddhique. Le plus important mouvement s’opposant à ces réformes fut celui des « hommes méritants » (phu mi bun), qui commença vers 1898-1899 et enflamma tout le nord-est du royaume, peuplé de Siamois de culture lao ou khmère, en 1902. Ces leaders de mouvements que l’on peut qualifier de millénaristes étaient souvent issus du peuple et prétendaient avoir un capital de mérite hors du commun et des pouvoirs spéciaux. Dans leurs messages, ils avertissaient de la venue d’une catastrophe de grande ampleur, et se présentaient comme des « sauveurs » pour ceux qui voulaient survivre à l’épreuve (8). Des seigneurs locaux, dépouillés d’une grande partie de leurs pouvoirs par les réformes, les soutinrent ou même prirent la tête de certains mouvements. Plusieurs bonzes étaient aussi impliqués. Des milliers de paysans, écrasés par les nouvelles taxes prélevées par le pouvoir royal et persuadés par les récits rapportés par les troubadours qui passaient de village en village que ces « hommes méritants » possédaient des dons miraculeux, les rejoignirent et mirent à sac la ville de Khemmarat en mars 1902.
Au départ, l’administration royale ne prit pas ces révoltes au sérieux, les mettant sur le compte de paysans superstitieux, mais elle fut bientôt obligée d’envoyer des troupes pour les mater, sous peine de voir tout le nord-est déstabilisé et, peut-être, de donner un prétexte aux Français, alors maîtres du Laos, d’annexer la région. Les mouvements furent rapidement écrasés, mais ils avaient donné conscience au roi et à ses ministres de la nécessité de renforcer encore la propagation de la « culture siamoise », d’accentuer la centralisation administrative et de mettre au pas l’ensemble de la communauté monastique. Le fait que plusieurs moines issus de la tradition ascétique des « moines de la forêt », très respectés par les villageois du nord-est, comme Ajahn Man Phurithatta, faisaient partie de la congrégation Thammayut et tournaient résolument le dos au bouddhisme magique prôné par les « hommes méritants » fit beaucoup pour éteindre l’influence de ces mouvements millénaristes, lesquels ressurgirent toutefois, sous des formes beaucoup plus atténuées, jusque dans les années 1970.
Un autre mouvement de résistance à la centralisation et à l’uniformisation de la sangha apparut dans le nord du pays, près de Chiang Mai, dans les années 1920. Un bonze charismatique, Kru Ba Srivichai, s’opposa aux tentatives de Bangkok d’éradiquer les traditions bouddhiques locales et d’imposer le siamois au détriment de la langue lan-na. Kru Ba Srivichai fut arrêté par les autorités à quatre reprises, mais sa popularité auprès de la population locale était telle qu’elles durent finalement le laisser en liberté. Au début du XXIe siècle, les Chemises rouges – ou partisans de l’ancien Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra – continuaient à citer Kru Ba Srivichai comme source d’inspiration de leur combat pour une plus grande autonomie de la région vis-à-vis de Bangkok (9).
Les édits sur l’administration de la sangha de 1941 et de 1962
Le renversement en 1932 de la monarchie absolue par un groupe de fonctionnaires civils et militaires menés par le juriste Pridi Banomyong et l’officier d’artillerie Phibunsongkhram, tous deux ayant étudié en France, n’a pas fondamentalement altéré les rapports entre le gouvernement politique et la sangha. La communauté monastique et la religion bouddhique sont demeurés des instruments entre les mains du pouvoir politique, à la fois pour que celui-ci puisse se légitimer vis-à-vis de la population, et d’autre part pour mieux intégrer les groupes divers qui composaient cette population en fondant une identité nationale basé sur la « thaïté », dont le bouddhisme était l’un des piliers.
Le maréchal Phibunsongkhram, lequel avait évincé les révolutionnaires civils de 1932 pour installer un régime quasi-militaire entre 1938 et 1944, avait toutefois brisé l’organisation administrative de la communauté monastique établi au début du siècle pour lui donner une apparence plus démocratique, avec un semblant de séparation des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire et un patriarche suprême, le sangharaja, nommé à vie par le roi qui devait exercer ses pouvoirs avec l’aide d’une assemblée de 45 religieux occupant les postes les plus élevés selon la titulature samasanak. Mais, estime Louis Gabaude, expert du bouddhisme thaïlandais, cette séparation des pouvoirs et cette terminologie institutionnelle ne doivent pas faire illusion. Le ministre de l’Education devait contresigner toutes les nominations du patriarche suprême, avec le pouvoir d’annuler les décisions de l’assemblée. La mainmise du pouvoir sur la communauté monastique restait ainsi totale (10).
Dans les années 1960, sous la dictature militaire du maréchal Sarit Thanarat, cette apparence de démocratie elle-même disparut. Echaudé par les querelles entre les deux congrégations en compétition pour le poste de patriarche suprême (bien qu’elle avait dix fois moins de bonzes que le Mahanikaya, la congrégation Thammayut détenait un quasi-monopole sur cette dignité), Sarit mis en place une nouvelle réforme administrative de la sangha en 1962 (11). Le nouvel organigramme de la communauté monastique, totalement vertical, fut calqué sur celui de l’administration, du sommet où le patriarche suprême occupait une position similaire à celle du roi, jusqu’au niveau du village, en passant par les bonzes responsables de province et de district équivalents des gouverneurs de province et des chefs de district de la bureaucratie civile.
Les bonzes influents les plus libéraux, réticents à se plier à la nouvelle structure, comme Phra Phimontham et Phra Satsanasophon, furent démis de leur titre ecclésiastique. Cette réforme qui reflétait l’autocratisme de la période Sarit reste en place jusqu’à aujourd’hui, provoquant la frustration des moines au niveau des villages, qui ne cachent parfois pas leurs frustrations devant le manque de démocratie du système.
La question du vote des moines bouddhistes
Dès 1914, le roi Vajiravudh (1910-1925) avait, dans la loi électorale pour les chefs de village, exclu les moines bouddhistes du droit de vote. La justification, qui prévaut dans les consciences de la presque totalité des Thaïlandais bouddhistes jusqu’à aujourd’hui, est qu’il convenait d’établir une séparation entre la sphère du religieux ultra-mondain – sphère de la pureté – et celle du monde réel, du monde politique – sphère amorale des compromissions et de la corruption, entre le lokuttara et le lokiya. Contrairement à trois autres pays du bouddhisme Theravada, le Cambodge, la Birmanie et le Sri Lanka, il n’y a presque de débat sur la question du droit de vote des bonzes en Thaïlande, lequel est devenu, à partir de 1949, un trait durable de toutes les Constitutions successives. Cette privation du droit de vote porte aussi sur les nonnes bouddhistes, lesquelles ne font pourtant pas partie du clergé. Elle ne concerne pas les membres des clergés des autres religions présentes en Thaïlande, la mesure ne visant que la religion considérée de facto (mais non dans la Constitution) comme la religion d’Etat du pays (12).
L’instrumentalisation des moines bouddhistes
Le rôle de la sangha dans la lutte contre le communisme
Dès avant la réorganisation de 1962, le pouvoir central avait commencé à utiliser les bonzes comme vecteurs de l’intégration nationale des minorités montagnardes du nord de la Thaïlande, sous l’égide d’un programme baptisé Thammajarik. Parallèlement aux enseignants qui propageaient la « thaïté » dans ces contrées reculées, des moines étaient chargés de convertir au bouddhisme ces minorités, souvent adhérant à des cultes animistes et parfois de religion chrétienne. Les Hmongs furent particulièrement ciblés dans le cadre de ce programme (13).
La réorganisation de la sangha par l’édit de 1962 permit d’en faire à un instrument dans les mains de l’Etat pour tenter d’endiguer la montée des idées communistes dans le nord-est et dans le sud du pays, propagées par le Parti communiste de Thaïlande, une organisation armée clandestine. Le régime militaire dirigé par Sarit, puis par Thanom Kittikachorn engageait, à l’aide d’une aide financière et technique massive des Etats-Unis, des projets de développement dans la région et particulièrement dans les villages jugés vulnérables à la propagande communiste. Le gouvernement demanda aux supérieurs des monastères de s’impliquer en faisant de leurs temples des centres communautaires de développement, ce qui lui permit, habilement d’établir un lien entre développement de l’économie et des infrastructures et accumulation des mérites pour une prochaine existence (14).
En 1964, le département des Affaires religieuses, alors dirigé par un colonel, lança un nouveau programme baptisé Thammatut (« ambassadeurs du dharma »). Des moines bouddhistes étaient envoyés durant la saison sèche dans des villages jugés « sensibles » du nord-est avec pour objectif de prêcher le bouddhisme et le développement et de dénigrer l’idéologie communiste. Le bouddhisme, élément le plus solide du tissu social thaï, était considéré comme la meilleure arme pour lutter contre le communisme. Dans le cadre de ce programme, beaucoup de bonzes localement célèbres et attachés à la tradition des bonzes de la forêt furent intégrés dans la congrégation Thammayut.
Dans les années 1970, l’implication des moines dans la lutte contre le communisme prit parfois des aspects plus stridents, comme lorsqu’un bonze influent, Kittiwuttho Bhikkhu, déclara que tuer un communiste était un péché bouddhiste mineur car cela contribuait à l’objectif plus élevé de la stabilité nationale. Cette instrumentalisation des moines dans le cadre d’une campagne de propagande politique éroda sans doute l’image du bouddhisme comme facteur d’unification sociale.
Elle entraîna aussi des divisions internes à la sangha, car tous les moines ne se laissaient pas manipuler aussi facilement par le pouvoir politique. Durant l’intervalle démocratique entre le renversement du régime militaire de Thanom Kittikachorn en octobre 1973 et le coup d’Etat d’octobre 1976, certains bonzes rejoignirent les rangs des manifestations paysannes et s’identifièrent avec les secteurs les plus pauvres de la société, alors que d’autres défendirent de manière véhémente l’emprise de l’establishment conservateur sur le pays (15).
Les voix bouddhistes dissidentes
Buddhadasa Bhikkhu
Buddhadasa Bhikkhu, un moine originaire de la province de Surat Thani dans le sud, s’était tenu à l’écart de la hiérarchie bouddhique officielle. Après quelques études à l’université bouddhique de Bangkok, il avait rapidement regagné sa région natale et avait fondé un temple, Suan Mokh, d’où il commença à dispenser des enseignements assez différents de ceux du bouddhisme standardisé prôné par la hiérarchie. Il s’était intéressé aux autres variantes du bouddhisme, notamment au Zen japonais, ainsi qu’à la religion chrétienne, ce qui lui avait permis d’élaborer une interprétation originale du dharma. Progressivement, son influence grandit notamment dans l’intelligentsia thaïlandaise de gauche. Sa doctrine était celle d’un « socialisme dharmique » mâtiné d’autoritarisme éclairé (16). Il avait notamment refusé de justifier les bombardements américains au Vietnam à la fin des années 1960 et critiquait vivement le matérialisme bourgeois de la société thaïe.
Plusieurs intellectuels de gauche, comme l’écrivain Kulap Saipradit et Samak Burawat – traducteur de Staline – étaient passés par Suan Mokh et propageaient les thèses de Buddhadasa dans la presse militante. Indifférent aux honneurs, promoteur d’une interprétation très sociale des textes bouddhiques, Buddhadasa, qui mourut en 1993, était clairement perçu comme une épine dans le pied par les thuriféraires de l’establishment conservateur. Dans l’ambiance politique surchauffée des années 1960 et 1970, ses enseignements auraient pu être perçus comme procommuniste, mais il fut malgré tout protégé par la hiérarchie bouddhique.
Sulak Sivaraksa
En 1963, un intellectuel thaïlandais éduqué en Grande-Bretagne, Sulak Sivaraksa, fonda une revue intitulé sangkomsat parithat (Revue des sciences sociales), qui essayait de combiner engagement social et herméneutique bouddhique de Buddhadasa. Son rôle actif dans l’animation de groupes de discussions fut un des éléments qui prépara la grande révolte étudiante contre le régime militaire du 14 octobre 1973. Fondateur de l’International Network of Engaged Buddhists (INEB), bien connu en Europe et aux Etats-Unis mais moins en Thaïlande, il est l’une des rares figures à réfléchir sur la façon d’appliquer les principes bouddhiques dans le monde moderne. Mais, relève Louis Gabaude, son discours comporte des ambiguïtés, notamment celle « d’ériger le sangha en modèle idéal pour la société humaine alors qu’il fut fondé justement pour s’en distinguer » (17). L’engagement social et la réflexion développée par Sulak, grand critique de la hiérarchie bouddhique, ainsi que ceux de Prawase Wasi, un autre influent intellectuel bouddhiste, hématologue de profession, donnèrent l’impulsion à la formation des premières organisations non gouvernementales dans les années 1980.
Santi Asoke
L’un des disciples de Phra Buddhadasa, Bhodirak, un ancien animateur de télévision devenu bonze en 1970, se mit progressivement à critiquer l’interprétation bouddhique de son ancien maître. Bhodirak prôna un retour à la vie ascétique des moines telle qu’elle avait existé du temps du Bouddha. Il fut rejoint par des disciples qui fondèrent autour de lui une communauté baptisée Santi Asoke, en mémoire de l’empereur indien Asoka. Très critique vis-à-vis des écarts de discipline des bonzes thaïlandais, Bhodirak quitta l’Assemblée des Anciens, le conseil supérieur de la sangha, dirigé par le patriarche suprême, en 1975.
Chamlong Srimuang, un officier militaire du groupe des « Jeunes Turcs » qui avait tenté, sans succès, un coup d’Etat en 1981, rejoignit Santi Asoke et demanda à ce que Bodhirak devint son conseiller spirituel. Strictement végétarien, Chamlong renforça son image ascétique par une vie empreinte de simplicité et en déclarant, à l’instar de Gandhi, qu’il s’abstiendrait de relations sexuelles avec son épouse (18). Très populaire auprès des Bangkokois, il fût élu gouverneur de Bangkok à deux reprises, en 1985 et en 1990, avec le soutien explicite de Santi Asoke – une position qui entraîna un débat au sein de la société thaïlandaise où bouddhisme et politique sont traditionnellement supposés être situés dans des sphères strictement séparées. Ce débat s’intensifia quand Chamlong créa en 1988 le parti Palang Dhamma (ou Force du dharma) en vue de conquérir le pouvoir au niveau national. Santi Asoke participa à la campagne électorale, malgré de sérieuses dissensions internes au sein du groupe. Le parti Force du dharma de Chamlong connut un succès mitigé aux élections parlementaires de 1988, mais Santi Asoke fut dès lors perçu comme une menace politique sérieuse et, sous pression, le patriarche suprême excommunia Bhodirak et son groupe de la sangha en 1989 (19).
Cette expulsion ne mit pas un terme à la carrière politique de Chamlong. Il démissionna en 1992 de son poste de gouverneur de Bangkok pour participer aux élections de mars 1992, lesquelles se déroulaient après qu’un coup d’Etat, en février 1991, eut renversé le gouvernement civil de Chatichai Choonhavan. Après le scrutin, un des généraux putschistes, Suchinda Kraprayoon, prit le poste de Premier ministre malgré avoir promis précédemment qu’il ne le ferait pas. Cette « trahison » provoqua des manifestations massives dans lesquelles Chamlong, porté par son image de « justicier ascétique », joua un rôle de catalyseur. Le 17 mai 1992, il prit la tête d’une foule de 200 000 personnes qui fut durement attaquée par les militaires. Pendant trois jours, les rues de la capitale furent le théâtre d’escarmouches entre manifestants et militaires, avant que le roi Bhumibol Adulyadej, le 20 mai au soir, ne réprimanda Suchinda et Chamlong, agenouillés face à lui, et mit un terme à la crise politique. Mais, comme le verra plus loin, Santi Asoke poursuivit son implication en politique jusqu’à aujourd’hui.
Moines bouddhistes et protection des forêts
Dans les années 1980, un mouvement de moines impliqués dans le développement et la protection de l’environnement, aussi inspiré par les enseignements de Buddhadasa, commença à se développer. Ces bonzes environnementalistes se manifestèrent activement au moment où la junte militaire, qui avait renversé le gouvernement civil en 1991, tenta de chasser pas moins d’un million de Thaïlandais vivant dans les réserves forestières.
Des centaines de milliers de Thaïlandais résidaient dans des zones forestières depuis plusieurs générations, mais lorsque ces régions furent classifiées « parc nationaux » par décrets administratifs dans les années 1980, ils se retrouvèrent de facto et du jour au lendemain « occupants illégaux ».
Au milieu des années 1990, un conflit particulièrement significatif eut lieu dans la forêt de Dong Yai, située dans les provinces de Nakhon Ratchasima et de Buriram, dans le Nord-Est (20). Un moine, Phra Prachak, avait établi un monastère dans la forêt en signe de soutien aux villageois qui réclamaient le droit d’utiliser leurs terres situées au sein de la réserve forestière. Ces villageois affirmaient protéger la forêt et dénonçaient les firmes commerciales, souvent de mèche avec des officiels, qui coupaient illégalement et massivement les arbres. L’un des symboles de la lutte de Phra Prachak et des quelques bonzes qui l’entouraient était l’ordination des arbres, en les entourant d’étoffes safran bénies, pour les protéger des coupes sauvages.
Après avoir tenté sans succès de convaincre Phra Prachak de déplacer son monastère de la forêt, les autorités envoyèrent des policiers armés détruire le sanctuaire. Déprimé par le manque de soutien de la hiérarchie bouddhique, Phra Prachak quitta la robe et, même redevenu laïque, continua à être persécuté par les autorités.
Bouddhisme et politique au XXIe siècle
Une sangha de plus en plus divisée politiquement
En 1994, un homme d’affaires qui s’était fabuleusement enrichi dans le domaine des nouvelles technologies, Thaksin Shinawatra, rejoignit le parti politique Force du dharma créé par Chamlong Srimuang et appuyé par la « secte bouddhique » Santi Asoke. L’arrivée de ce capitaine d’industrie peu scrupuleux dans le parti provoqua de vives dissensions. Deux courants apparurent, celui dit « du temple », représenté par Chamlong et les fidèles de Santi Asoke, et l’aile dite pragmatique, menée par Thaksin et son cercle d’hommes d’affaires. En 1995, Thaksin prit la tête du parti et celui-ci s’effondra après une défaite électorale cinglante aux élections de novembre 1996.
Il semble que les membres de Santi Asoke et Chamlong Srimuang ne pardonnèrent jamais à Thaksin d’avoir détruit le parti qu’ils avaient mis plus de dix ans à bâtir. Après l’élection de Thaksin comme Premier ministre en 2001, puis sa réélection en 2005, Santi Asoke devint l’un des piliers du mouvement anti-Thaksin, participant aux manifestations massives des « Chemises jaunes », qui occupèrent de manière intermittente les rues de la capitale de 2005 à 2014, et notamment à l’occupation des aéroports internationaux de Bangkok en décembre 2008. Même si la secte Santi Asoke ne fait plus partie administrativement de la sangha depuis 1989, la vue de ces fidèles émaciés, vêtus de la chemise bleue mor hom des paysans du nord ou de robes brunes, très semblables à celle des bonzes, a donné à ces manifestations politiques un parfum de religion.
Durant le mouvement de manifestations des Chemises jaunes (opposants au clan politique Shinawatra) contre le gouvernement de Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin, en 2013-2014, un bonze, Luang Pu Buddha Isara, joua un rôle politique de premier plan. Il dirigea l’un des courants du mouvement contestataire et prit le contrôle durant plusieurs mois d’un quartier du nord de Bangkok. Ses partisans furent accusés à de multiples reprises de violences contre leurs adversaires politiques. Un journaliste étranger a vu des gardes du corps du bonze dépouiller totalement de leurs vêtements des militants de l’autre bord et les forcer à s’allonger devant Luang Pu Buddha Isara pour lui rendre hommage (21). Dans les documents distribués par le bonze, la confusion entre les domaines religieux et politique est totale. L’un d’eux stipule par exemple: « La politique est un processus consistant en deux côtés, le côté du royaume et le côté de l’autorité religieuse. Les deux côtés doivent se soutenir mutuellement pour le bénéfice, la paix et la prospérité du pays » (22).
Ce bonze, supérieur du monastère Wat Or Noi de la province de Nakhon Pathom, représente la tendance la plus militante et la plus violente des moines alliés aux Chemises jaunes, une tendance très minoritaire. D’autres bonzes, comme par exemple le médiatique V. Vajiramedhi, tiennent souvent un discours aligné sur les vues des Chemises jaunes, sans pour autant plonger dans l’action militante.
De l’autre côté de l’échiquier politique, des centaines de bonzes ont participé activement aux manifestations anti-gouvernementales des Chemises rouges, les partisans de Thaksin Shinawatra souvent issus des classes les plus modestes de la société, en avril-mai 2010. Certains de ces bonzes se trouvaient en première ligne lors des affrontements entre manifestants et militaires.
Selon une étude menée par le politologue Suraphot Thaveesak, une majorité des moines bouddhistes du Nord-Est thaïlandais seraient favorables aux Chemises rouges. Ils sont issus des mêmes milieux que les militants Chemises rouges, ces classes moyennes inférieures des provinces du nord et du nord-est où le clan politique Shinawatra jouit d’une grande popularité. Cette tendance au sein de la sangha paraît être appuyée par certains bonzes haut placés à Bangkok. Aussi, durant les manifestations de 2010, le gouvernement d’Abhisit Vejjajiva avait placé sous étroite surveillance onze moines importants, dont les recteurs des deux universités bouddhiques de Bangkok, le vice-abbé du monastère Wat Saket et l’abbé du temple Wat Phra Dhammakaya, Dhammachayo Bhikkhu (23).
Le temple Wat Phra Dhammakaya, situé sur une surface de près de 400 hectares à Pathum Thani, au nord de Bangkok, est de fait généralement considéré comme un allié politique du clan pro-Thaksin. Dhammakaya a régulièrement déclenché des controverses dans le passé, tant pour ses campagnes marketing agressives que pour ses enseignements qui semblent se démarquer du discours classique du bouddhisme Theravada (24). Il a l’ambition de devenir le centre mondial du bouddhisme, d’où la construction d’édifices majestueux comme un stupa d’un style très inhabituel (la forme est assez proche de celle d’une soucoupe volante), édifices qui requièrent des donations massives de la part des fidèles. L’influence grandissante de Dhammakaya au sein de la sangha thaïlandaise est évidente, comme le montre le fait que le choix du supérieur du monastère Wat Pak Nam Phasi Charoen (historiquement lié au temple Dhammakaya) comme patriarche suprême intérimaire, après le décès, en 2013, du titulaire du poste.
Conclusion
Jamais peut être dans l’histoire récente de la Thaïlande, les divisions politiques au sein de la société ne se sont autant reflétées dans la communauté monastique. La plus grande médiatisation des bonzes y contribue, et il est courant de voir certains d’entre eux participer à des émissions d’« infotainment » à la télévision. Ces fractures annoncent-elles un durable engagement des moines sur le champ politique ? Il est trop tôt pour répondre à cette question, sauf à dire que dans l’esprit des Thaïlandais, la division entre la sphère religieuse et la sphère mondaine reste une donnée prépondérante, presque instinctive.
L’absence en Thaïlande de rôle traditionnel des moines dans la politique – contrairement à la Birmanie, au Sri Lanka, au Vietnam et même, dans les années récentes, au Cambodge – marginalise presque automatiquement les bonzes qui s’aventurent trop avant sur ce terrain. Seule la docilité vis-à-vis des autorités en place paraît valorisée. L’une des conséquences – laquelle peut être vue comme fâcheuse de cette instrumentalisation des moines par le pouvoir politique à des fins de légitimation – est un affaiblissement du rôle moral que pourraient jouer les moines pour guider la société.
Arnaud Dubus, Novembre 2014
Notes
(1) Louis Gabaude, « Religion et politique en Thaïlande: dépendance et responsabilité », in Revues d’études comparatives Est-Ouest, Vol 32, N°1, mars 2001.
(De Louis Gabaude, on pourra également lire sur le site d’Eglises d’Asie le texte suivant: « Approche du bouddhisme thaï ».
(2) S. J. Tambiah, World Conqueror & World Renouncer, Cambridge University Press, Cambridge, 1976.
(3) Patrick Jory, Thailand has entered interregnum, ISEAS perspectives, Singapour, septembre 2014.
(4) Chris Baker et Phasuk Phongpaichit, A history of Thailand, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
(5) Louis Gabaude, 2001.
(6) Louis Gabaube, 2001.
(7) Charles Keyes, Finding their voice. Northeastern villagers and the Thai State, Silkworm Books, Chiang Mai, 2014.
(8) Pour un récit détaillé de ces mouvements millénaristes, voir Charles Keyes, 2014.
(9) Thomas Fuller, “Thailand’s political tensions are rekindling ethnic and regional divisions”, New York Times, 12 avril 2014.
(10) Louis Gabaude, 2001.
(11) Thak Chaloemtiarana, Thailand, the politics of despotic paternalism, Cornell university, Ithaca, 2007.
(12) Tomas Larsson, “Monkish politics in Southeast Asia: religious disenfranchisement in comparative and theoretical perspective”, Modern Asian Studies, Cambridge, septembre 2014.
(13) Chris Baker et Pasuk Phongpaichit, 2005.
(14) Louis Gabaude, 2001.
(15) Niels Mulder, Inside Thai society. An interpretation of everyday life, Editions Duang Kamol, Bangkok, 1990.
(16) Louis Gabaude, 2001.
(17) Louis Gabaude, 2001.
(18) David Murray, Angels and devils. Thai politics from February 1991 to September 1992 - a struggle for democracy?, Orchid Press, Bangkok, 1996.
(19) Duncan McCargo, Chamlong Srimuang and the new Thai politics, Hurst & Co, Londres, 1997.
(20) Charles Keyes, 2014.
(21) Témoignage recueilli par l’auteur.
(22) Document recueilli par l’auteur en janvier 2014.
(23) Duncan McCargo, “The changing politics of Thailand’s Buddhist order”, in Critical Asian Studies, Routledge, 2012.
(24) Pinyapan Potjanalawan, Constructing a Buddhist mega-church and the development of Buddhist fantasy art – the case of Wat Phra Dhammakaya, présentation à la 12ème Conférence internationale sur les études thaïlandaises, avril 2014, Université de Sydney.
* Arnaud Dubus est journaliste, basé en Thaïlande depuis 1989. Il collabore notamment à Radio France Internationale, aux quotidiens Libération et Le Temps ainsi qu’à TV 5. Parlant couramment le thaï, il est devenu l’un des meilleurs spécialistes francophones de l’histoire, la culture et la religion majoritaire de son pays d’adoption. Chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont les deux derniers sont un guide, Thaïlande: Histoire, Société, Culture (éditions La Découverte) et un livre de voyage thématique intitulé Thaïlande (en collaboration avec le photographe Nicolas Cornet, éditions du Chêne). Il a rédigé de nombreux Dossiers pour Eglises d’Asie, dont celui-ci ou celui-là.
Source: Eglises d'Asie, le 11 novembre 2014
- Viết bởi Dân Chúa
Vatican City, 11 November 2014 (VIS) – Yesterday afternoon, Cardinal Angelo Bagnasco, archbishop of Genoa, Italy, read the message sent by Pope Francis to the participants in the 67th General Assembly of the Italian Episcopal Conference, of which Cardinal Bagnasco is president. The meeting, which will finish next Thursday, is being held at the Domus Pacis of St. Mary of the Angels in Assisi, and is dedicated to the life and formation of priests.
In his message, the Holy Father writes that convening in Assisi recalls “the great love and veneration that St. Francis nurtured for the hierarchical Holy Mother Church, and in particular for priests … through whom the maternity of the Church reaches the entire People of God. How many of them we have known!” he exclaims. “We have seen them spending their lives amongst the people of our parishes, educating the young, accompanying families, visiting the sick at home and in hospital, and taking care of the poor”, in the knowledge that the gravest error is to separate oneself from others.
“Holy priests are sinners who have been forgiven, and instruments of forgiveness. Their existence speaks the language of patience and perseverance; they are not tourists of the spirit, eternally undecided and unsatisfied, as they know that they are in the hands of He Who never fails in His promises, and whose Providence ensures that nothing can ever separate them from their belonging. … Yes, it is still the time for priests of this substance, 'bridges' enabling the encounter between God and the world”.
“Priests like this cannot be improvised: they are forged through the valuable formative work of the Seminary, and Ordination consecrates them forever as men of God and servants of His people”. However, “the identity of the presbyter, precisely as it comes from above, demands he follow a daily itinerary of reappropriation, starting from that which made of him a minister of Jesus Christ. … The formation of which we speak …. is without end, as priests never cease to be disciples of Jesus and to follow Him. Therefore, formation as discipleship accompanies the ordained minister throughout his life”, writes the Holy Father. “Initial and continuing formation are two parts of a single entity: the path of the presbyter disciple, enamoured of his Lord and constantly following him”.
“You are aware that there is no need for clerical priests whose behaviour risks distancing people from the Lord, or functionary priests who, while they fulfil their role, seek their consolation far from Him. Only those who keep a steady gaze on what is truly essential may renew their acceptance of the gift they have received. … Only those who allow themselves to conform to the Good Shepherd find unity, peace and strength in the obedience of service; only those who take their breath in presbyteral fraternity leave behind the falsehood of a conscience that claims to be the epicentre of everything, the sole measure of their feelings and actions”.
The Pontiff concluded by expressing his hope that the participants in the Assembly would experience “days of listening and comparison, leading to the definition of itineraries of permanent formation, able to link spiritual and cultural, communicative and pastoral dimensions: these are the pillars of life formed according to the Gospel, preserved in daily discipline, in prayer, in the guardianship of the senses, in care for oneself, in humble and prophetic witness; lives that restore to the Church the trust that she first placed in them”.